« J’ai vu des loups modifier le cours de certaines rivières. »
Lorsqu’il compose son nuancier destiné à la description exacte des couleurs des minéraux, en 1814, une « palette de la Nature » étendue par le peintre Patrick Syme aux correspondances avec le monde végétal et animal, le géologue Werner part d’une constatation simple mais redoutablement exigeante : l’on ne pourra établir une nomenclature de référence sans repérer, pour chaque tonalité existant naturellement, de quels éléments précis elle se compose. Ainsi pourrons-nous nommer le « rouge aurore » lorsqu’on y aura décomposé autant de sang artériel que de brique, pour le retrouver sur le bas-ventre du pic épeiche, glissant ensuite sur la pomme domestique pour atteindre l’orpiment rouge. Ainsi de la « terre d’ombre » qui allie le terrestre aux ténèbres pour s’en aller teinter la buse variable ou le capitule d’un Rudbeickia. Il en va de même pour le monde sauvage dans son ensemble, ce que l’australienne Charlotte McConaghy comprend avec finesse et brio. Au moment de déployer son intrigue menée sur les Highlands d’Ecosse, où une biologiste douée (ou maudite) de synesthésie lui faisant ressentir dans sa chair tout ce à quoi elle assiste, Inti Flynn, entend réintroduire les loups, la romancière arme son héroïne de son Werner, auquel Inti se réfère souvent, déployant les variations de cendres du pelage de ses animaux malaimés et les feux vifs des forêts qui en appellent d’autres, celles, massacrées à cette heure, de Colombie-Britannique où elle grandit avec son père et sa sœur.
Lorsque les attaques redoutées par les locaux surviennent, il faudra toutes les nuances, les connaissances, les mises en relation et collaborations, les observations fines et les enquêtes poussées de protagonistes dépassés par leur propre espèce en dégénérescence, et cela nous demandera, à nous lecteurs, conscience, participation et décantation lente de toutes ces informations sensorielles et scientifiques, humaines et non-humaines, le souffle et le pas leste pour suivre toutes les traces de ces éléments constitutifs d’un tableau qui fonctionne ensemble afin d’arriver avec une pointe d’extase à l’évidence sereine, celle qui transforme sans blesser : si le temps du retour des loups n’est pas encore pour demain, leur approche et ce qu’ils révèlent de leur mystère pourrait bien, en attendant, participer à la régénération attendue d’un humain à bout de souffle.
Origène, jeune Chrétien parmi les premiers lorsque les adorateurs du Dieu unique n’étaient encore qu’une poignée vivace, détonnant par leur nouvelle vitalité dans un empire païen déconfit et effondré, exhortait ses prochains à se transformer. C’est le terme qu’il employait. Nous avons observé, depuis, certes opérée sur plusieurs centaines d’année, l’irrésistible poussée du christianisme sur l’intégralité, ou presque, du monde occidental. Nous sommes sans doute aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle poussée, par un petit nombre de convaincus mais ô combien dynamique et au sang frais : une transformation décisive, inévitable, vers un retour à une plus grande humilité envers cette wilderness aux principes encore largement ignorés.
Le talent de Charlotte McConaghy, scénariste surdouée qui sait mener ses effets sans oublier les sens, aiguisé par cette poussée, donne un roman qui prend l’air de son temps (violences diverses dont conjugales, sœurs fusionnelles face à l’adversité, défense des espèces pillées, ou repoussées, refus de se soumettre aux traditions) pour lever une tempête de beauté et d’aplomb, féminin ou naturel, qui ne se refusent pas, et en défense desquels, en dépit de ce qu’en disent les âmes grises fumées du silex, nul ne sera de trop.
Je pleure encore la beauté du monde [Once There Were Wolfes, 2021], de Charlotte McConaghy, un conte de Noël âpre et odorant, bruissant et galvanisant, traduit par Marie Chabin aux éditions Actes Sud, assorti d’une Nomenclature des couleurs de Werner tout juste rééditée par les éditions Klincksieck qui ravira autant les précis que les poètes : voici les pistes de fin d’année que je vous propose d’humer, si le cœur et les pattes veulent vos porter en ces lieux, à leur rencontre.