« Quel mépris vis-à-vis des traducteurs. Ce travail pourtant représente la dignité de l’art d’écrire, de servir l’esprit. Un auteur digne de ce nom devrait considérer de son devoir de mettre en circulation les œuvres avec lesquelles il est en affinité ».
Ainsi s’exprime Armel Guerne, en 1977, pour le journal Sud-Ouest. Le poète passeur de plus de quatre-vingt livres en France, « homme de plein vent » tel que le qualifie magnifiquement Jean Peyrade, bourrasque mystique, ajouterions-nous, nous a donné parmi les traductions les plus fines de son siècle, et demeure pour beaucoup, dont je suis, un compagnon inestimable, pourtant discret sur les étals qui boudent le poète à la faveur des prix Nobel qu’il traduit, tel l’inquiétant Kawabata, frappé du sceau de la mort dès son enfance, et dont la violence sourd sous un épais manteau glacé, ici de neige.
« Un long tunnel entre les deux régions, et voici qu’on était dans le pays de neige. »
Appris par cœur par les écoliers japonais, l’incipit, écrit en 1935, ordonne de déposer ses charges inutiles en entrant dans cet onsen (bain thermal) légèrement fabuleux des montagnes du Nord. Par trois fois, c’est ce que fera Shimamura, dilettante amateur d’arts raffinés venu de Tokyo, afin d’y retrouver Komako, une geisha mystérieusement liée à une autre, Yôko, que notre homme rencontre dans le train.
Dans ce pays de neige (littéralement, 雪国, Yukiguni), sanctuaire des puretés perdues et des âmes en perpétuel deuil d’un amour qui ne peut se dire, les splendeurs stupéfaites et immobiles, minuscules et ancestrales, ne suffiront pas à étouffer les incendies qui couvent, attisés par l’alcool, la musique et l’isolement.
Il fallait la magie d’un Guerne pour interpréter l’étrangeté des rapports ténus entre ces trois âmes perdues dans un écrin menaçant, il ne pouvait y voir qu’un poète absolu pour s’y perdre et nous guider : ne disait-il pas du poète qu’il est celui qui va seul où les autres ne vont pas ?
Avec les chaleurs naissantes, je vous en conseille la lecture sans tarder : sa beauté glacée ne fond pas. Elle commande au centre brûlant de se tenir quiet, et de remettre son heure.


📘Yasunari Kawabata, Pays de neige (1935), traduit par Bunkichi Fujimori & Armel Guerne (1960), préface d’Armel Guerne, Editions Albin Michel, 1996, 254 pages. Emprunté en médiathèque.