« Songez que les mots n’abandonnent que ceux qui les ont évidés et comme dévitalisés. Et si les mots résistent à ceux qui sont en train de parler : jamais à ceux qui écrivent. »
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« Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. La langue, elle, est l’avec de notre âme.»
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« Le silence est ce que la langue que nous avons apprise invente comme son opposé pour surgir. »
Au cœur de l’hiver 1899, Hugo von Hofmannsthal s’enfonça dans une longue dépression nerveuse de laquelle il ne ressortit que deux ans plus tard pour livrer la déchirante, et désormais culte Lettre de Lord Chandos. Il la date de 1603 pour la distancer du mieux qu’il peut de son triste calendrier et lui fait endosser une mémorable charge intensive redoublée par la conscience, la présence douloureusement méditative du Lord à son renoncement. Cette lettre explique à son ami Bacon que son auteur se retire, qu’il est défait par une corrosion lente : « j’ai totalement perdu la faculté de penser ou de parler de façon cohérente, sur quoi que ce soit.» Une sorte de transe mystique où tout ce qui lui parvient, l’image d’une herse au soleil, le souvenir d’un poisson, le transperce si directement qu’il renonce aux mots pour s’en saisir. Il s’ensable, et ne parvient plus à rompre la distance entre lui et le monde, ou plutôt le mondain. Comme une longue retirée d’océan qui découvre un sable jonché d’os à perte de vue, sa parole se refuse dans une menace sourde.
Pascal Quignard, en 1978, à la suite de la traversée d’une de ses nombreuses nuits noires, décide de faire répondre le destinataire, Francis Bacon. La consolation qu’il forme, qui deviendra La réponse à Lord Chandos, autant à son encontre qu’à la nôtre, forme la grande vague qui par son fracas immémorial et frais, soulage enfin de la grande tristesse partagée en laquelle nous retenait captif la Lettre, au loin du large. Elle nous ramène sur le rivage du langage.
« L’inexprimable est un contraste du langage qui vient à la suite de son apprentissage décidé, servile, laborieux. Mais l’amont du langage n’est pas le silence. Écoutez les oiseaux dans l’aube. Écoutez les enfants avant qu’ils apprennent à parler ! […] Écoutez la mer avant la vie ! »
Quignard comprend comme tous les grands brûlés le prix de terreur et d’effondrement réguliers que doit payer celui qui regarde les pages de la vie en face :
« Une confiance s’est défaite. L’élan, le simple petit allant nécessaire à la vie, tous les petits muscles réflexes se sont dérobés tout à coup à l’intérieur des membres. […] On pleure comme un homme qui meurt. »
Il décrit à la perfection à quel point, s’il est nécessaire que les ensablés (comme les amoureux) se taisent devant l’innommable, ce n’est que pour sentir le galop intérieur, à l’exact moment de ce silence qui bruit toujours de mille souffles, d’une langue qui avale les veines sous notre peau, écrivant sous notre chagrin (n’était-ce pas une peau rugueuse, à l’époque, que ce chagrin) à toute vitesse, de l’une de celles qu’on ne rattrape jamais, des milliers de livres à tout jamais disparus qui venaient pourtant de tout nous dire, de nous saisir intégralement, et peut-être, de nous consoler. Un galop de langue qui ne dit peut-être pas, mais qui écrit, ou écrira bientôt. Cette langue vivante nous attend, elle est devant nous. Une lettre à la fois, un grognement sourd qui comme recommence depuis les sources des cavités interdites, patience, patience, recommencer encore par un mot, qui fournira ses ondes, sentir battre à tout rompre ce corps qui ose se relancer, qui vient de sentir une caresse de vie, infime, l’encourager : bientôt, le sable sèchera et retombera autour de nous et nous rattraperons le flot. Nous ne pouvons désapprendre que nous savons parler. Nous savons écrire. L’éclipse totale ne doit pas nous protéger trop longtemps de revenir au monde. C’est un leurre, une offrande faire à nos peurs :
« La régression à l’aphonie du premier monde est une chimère. […] Voici maintenant ce que je voulais vous dire : ces comédiens, ces hypocrites, ces beaux parleurs, même ces ascètes au fond de vous se taisent parce qu’ils ont peur du cœur qui a été fouillé par ces expériences initiales. Ils ne veulent pas rouvrir les plaies.»
Cette longue nuit, occupons la à nous dépouiller des mauvaises formules, des fausses mythologies. Le cri restauré alors ouvrira une nouvelle ère.
« C’est alors que la langue doit être nettoyée, et non pas omise. […] L’âme doit être mise au propre par la vieille détresse natale. C’est son cri qu’il lui faut restaurer, et non pas son silence. C’est une sorte de jeûne qu’il lui faut, c’est-à-dire le contraire de l’omission ou de la dénégation ou de la taciturnité ou de la pudicité ou de l’oubli. Il lui faut le rappel de sa faim. Il faut qu’elle hante. Seule la langue écrite avec soin a le pouvoir de se déplacer plus loin que la mort qui, elle, pour l’instant, cloue sur place ce corps dans la sidération et le langage devenu insignifiant. »
Pascal Quignard, La réponse à Lord Chandos, 2020, Galilée. Ouvrage emprunté en médiathèque.