« De ne pas être écouté me stimule » – Elias Canetti, Le territoire de l’homme

« Ce volume rassemble les réflexions écrites au cours des années 1942-1972.
Trente ans d’une vie consciente, c’est une vaste période, et il m’a fallu faire un choix parmi cet ensemble afin de le présenter ici. […]
La concentration de ma pensée sur un unique ouvrage, Masse et Pouvoir, dont je savais qu’il m’absorberait peut-être pendant des dizaines d’années encore, et l’interdit dont j’avais frappé tout autre forme de travail, de littérature pure avant tout, engendrèrent une pression qui prit avec le temps des proportions périlleuses. Il était indispensable de lui opposer un barrage, et c’est dans la rédaction de ces notes que je le trouvai au début de 1942. Leur liberté et leur spontanéité, la certitude qu’elles n’étaient là que pour elles-mêmes et ne serviraient à rien d’autre, l’inconséquence aussi dont je faisais preuve en évitant de les relire ou les modifier m’ont sauvé d’un engourdissement fatal. […]
Beaucoup ont essayé de saisir leur vie dans sa cohérence spirituelle, et ceux qui y sont parvenus nous paraissent sérieusement vieillis aujourd’hui. J’aurais aimé que davantage nous fassent part aussi de leurs divagations. […]
On ne doit pas regretter la perte d’une unité apparente dans un ouvrage de cet ordre : l’unité profonde d’une vie étant toujours insaisissable, c’est souvent lorsqu’elle semble le plus se cacher qu’elle est, en fait, le plus efficace. » Préface

Extraits :

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Il a les yeux sans cœur de celui qui est trop aimé.
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Chaque fois que l’on regarde un animal avec attention, on a le sentiment qu’un homme y est caché et qu’il se paie notre tête.
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Un combat avec d’autres armes que les seules armes de l’esprit me soulève le cœur. L’adversaire mort ne prouve rien, sauf qu’il est mort.
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L’obscurité double le poids des mots.
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C’est seulement après avoir lu le poème de Blake que j’ai su ce qu’était réellement un tigre.
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Le premier imbécile venu peut effarer l’esprit le mieux articulé, pour peu que cela lui chante.
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Il est des phrases qui ne jettent leur poison que des années après.
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Être si seul que plus personne n’échappe à votre regard. Personne, rien.
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Non, je ne puis me modérer. Il est trop méprisable de se fixer sur quelque chose de particulier comme s’il s’agissait du tout. Je veux tout ressentir en moi avant de le penser. J’ai besoin d’une longue histoire pour que les choses ne deviennent intimes, avant que de pouvoir légitimement les regarder en face. Il faut qu’elles se marient moi, qu’elles aient des enfants et des petits-enfants; et c’est en eux seulement que je veux les sonder. Cent misérables années, est-ce que c’est trop pour une intention sérieuse ?
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Ne surestimes-tu pas les transformations des autres ? Il y en a tant qui portent toujours le même masque; et quand on veut le leur arracher, on s’aperçoit que c’est leur visage.
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On n’est jamais suffisamment triste pour faire que le monde soit meilleur. On a trop vite faim de nouveau.
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Le bonheur, c’est de perdre tout tranquillement son unité, chaque émotion arrivant, se taisant, s’en allant, chaque partie du corps écoutant pour son compte.
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La vérité est une mer faite de brins d’herbe que berce le vent. Elle veut qu’on la ressente comme un mouvement, qu’on la respire comme un souffle. Elle n’est un rocher que pour celui qui ne la sent ni ne la respire. Celui-là, qu’il se cogne la tête contre elle jusqu’au sang !
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J’en ai assez de percer les hommes à jour. C’est trop facile et cela ne mène à rien.
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Une phrase est pure tant qu’elle est seule. Déjà la suivante lui retire quelque chose.
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On ne saurait faire plus de mal à quelqu’un qu’en s’occupant exclusivement de lui.
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En amour, les grandes protestations sont comme l’annonce de leur contraire.
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Il n’est bon de ne se haïr que parfois; sans quoi il faudrait beaucoup haïr les autres pour rétablir l’équilibre.
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La littérature en tant que métier est destructrice. On doit, davantage, se méfier des mots.
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On aime, en tant que connaissance de soi-même, ce qu’on déteste en tant qu’accusation.
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L’accès de fureur du voleur à qui l’ont fait cadeau de tout !
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Aucun désir violent qu’il ne faille payer. Son plus grand prix, pourtant, est qu’il se réalise.
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Il y en a beaucoup, partout, que je vois : ils ne le sentent pas. Il y en a beaucoup, partout, qui sentent comment je les vois : or je ne les vois pas.
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Le principe de l’art : retrouver plus que ce qui s’est perdu.
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Ce qui répugne le plus à mon oreille, c’est le jargon de la satiété.
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Chaque année vous rend plus insolent.
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Rien n’est plus ennuyeux que d’être adoré. Comment Dieu le supporte-t-il ?
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Encore un livre ? Encore un grand livre ? Mille pages gonflées ? Dans quelle catégorie te places-tu ? Et tout ce qui existe déjà ne vaut-il pas mieux ?
Ne t’inquiètes pas : tout doit être à nouveau pensé.
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Sans les livres, les joies pourrissent.
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Il ne suffit pas de penser, il faut aussi respirer. Les penseurs qui n’ont pas assez respiré sont dangereux.
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Veux-tu vraiment être de ceux pour qui cela va de mieux en mieux ?
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Il pond des phrases comme des œufs mais il oublie de les couver.
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Il y a des choses qu’on ne prononce que pour ne plus trop y croire.
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Elle aime tant la viande qu’elle désire, après sa mort, être déchirée par les oiseaux de proie.
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De ne pas être écouté me stimule.
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Elias Canetti, Le territoire de l’homme [1942-1972], traduit de l’allemand par Armel Guerne, Albin Michel, 1994, 358 pages.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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