À contre-monde – Pierre Cendors, Archives du vent, L’Invisible dehors et Vie Posthume d’Edward Markham

Au moment même d’écrire ce titre, le vertige se prononce : aussi discrets soient-ils eux-mêmes, les lecteurs de Pierre Cendors, poète sans adjectif d’expression française, n’en forment pas moins une alliance souterraine, attentive et nocturne formée de farouches gardiens de phare, comme de vibrantes porteuses de feu : pas une, pas un ne consentirait à exprimer  ce secret qui s’imprime en silence à mesure des pages tournées, alors que l’œuvre, presqu’à l’insu de son porte-parole (porte-silence serait ici plus adapté), se forme et vient nous coloniser de la plus élémentaire manière. Je connais donc ma responsabilité, nous savons tous, qui lisons et tentons parfois d’en rendre compte, comme les auteurs les plus proches du centre brûlant des grandes résolutions, sont les plus difficiles à partager sans les trahir. Nous ne le souhaitons même pas vraiment. Profanes, fermez donc les yeux, avertirait Orphée, et que seuls poursuivent les postulants à une réelle initiation littéraire.


« Regardons avec lui ce que nous ne voyons pas. Écoutons ce que nous n’entendons pas. Demeurons un instant dans ce premier monde où nous n’avons plus de visage. Est-il une chose que nous devons comprendre avant de reprendre notre vie ? »
Lorsque j’attaque il y a quelques jours la lecture de Vie posthume d’Edward Markham, j’ai déjà, en jetant un œil à mes étagères, parcouru treize de ses ouvrages : poésie et romans, certains épuisés et dont la quête d’un exemplaire fut longue et semée de pièges (rééditions, disparitions…). Chacune des pièces de ce puzzle en cours et livré sans notice, par son jeu de miroirs et de couloirs traversants de l’une à l’autre, forme une carte décrivant des territoires non pas inconnus, mais oubliés. Et ces pièces, ces livres, donc, lus dans le temps plutôt resserré, mais pas exclusif, d’une année, frappent par leur similitude : ainsi de ces niveaux avancés du puzzle d’un ciel sombre où chaque découpe que l’on tient entre les mains ressemble à s’y méprendre à sa voisine mais formera pourtant, si l’on patiente et que l’on garde foi, un ensemble plus vaste, où les emboîtements qui se trouvent ne peuvent plus se défaire : ils ont parfois plusieurs points de jonctions, ainsi notre puzzle demeurera unique, constellation ajoutée sur les autres.Mais fi des images vaporeuses, je viens ici tenter, je dis bien tenter, de faire fonctionner ensemble trois de ses ouvrages en restant prudente sur l’interprétation de ces lames.Rebroussons déjà chemin.

  1. Paraît aux Éditions Isolato, qui portent exquisement leur nom, un étrange récit de voyage en Islande, L’Invisible dehors. Présenté comme un carnet de voyage intérieur, il commence par citer un poète, Magnus Morland, qui n’existe pas (et déjà la première brèche apparaît dans la glace : vraiment, n’existe-t-il pas, ou Cendors ne vient-il pas justement de le faire naître ?). Il y croise plus tard un compagnon de route, présenté comme tout à fait réel (ayant donc un état civil), Wieland, mais Wieland, c’est aussi un poète de L’Aufklarung.

 

Nous voici prévenus : dans la foulée d’un Howard McCord, ami de Cendors qui lui dédie les trois ouvrages ici présentés, le voyage va s’avérer complexe, piégé, saturé de pistes olfactives, effluves à saisir rapidement où à accepter d’abandonner au vent.

 

Au cœur, un rendez-vous (d’apparence) manqué avec le peintre Gudni, creuse une non-rencontre décisive pour un être de plume qui a déjà trouvé son monde, depuis l’enfance, dans l’envers des choses, le retrait, la dissolution, le dessous des feuilles, le contre-jour et le trou noir. Peut-on se retourner dans sa peau d’âme jusqu’à toucher une pierre insécable, et quelle serait-elle alors ? pourrait être une question planant au-dessus de tous ses livres, comme au-dessus de toutes celles et ceux qu’il lit voracement, et cite, imaginés ou non.

 

Complexe, mais aucunement compliqué. Aucune trace, jamais, chez le poète, de l’épouvantable « cérébral » qui infecte les romans à thèses pompeux : si sa langue est toujours précise et châtiée, exhumant d’antiques – ou presque – formulations, comme tout grimoire qui se respecte, les traits fulgurants qu’elle accompagne se fichent directement en plein centre : impossible de ne pas en comprendre l’essentiel, ce qui est bien inconfortable. Avec McCord, il partage une minéralité de ton qui ne fait aucun cadeau, et ce faisant, vous ouvre à tous. Bienveillance, chaleur, séduction, cabotinages sont absents, d’une absence si stridente qu’on croirait, à les lire, qu’ils n’ont simplement jamais existé. C’est qu’ils vont bien au-delà, jusqu’au dépouillement où tout est senti et livré selon des codes non pas de survie, mais de vie sans appuis, dans ces contrées désolées où ils nous convient, ou du moins, ceux qui sont correctement chaussés pour les suivre : en développant nos capacités de lecture et d’intégration de ces pas extrêmes, ils nous laissent la liberté suprême de rencontrer nos grâces, et non les leurs. Ainsi des absences béantes de ces deux poètes sur la scène humaine : elles sont le revers scintillant d’une présence très forte en coulisses : gardez cette image qui nous servira pour la suite.

 

  1. Paraît aux Éditions du Tripode (dont je le rappelle, les pieds sont Littérature, Arts, Ovni – un choix pertinent à ce moment donné) Archives du vent, qui se déroule en partie en Islande. L’on comprend alors que l’échappée en Islande narrée dans L’Invisible dehors servait de repérages pour l’intrigue de ce mastermind littéraire. Au moment où j’écris ces mots, je souris en imaginant que le créateur de ce jeu où l’on doit trouver un code en un nombre donné de coups, Mordecai Meirowitz, expert en télécommunications israëlien, pourrait parfaitement s’inscrire dans une future intrigue de Cendors. Car tout, dans ses romans, de l’Homme caché signant ses débuts chez Finitude jusqu’à L’Enigmaire chez Quidam (Finitude – Isolato – Tripode – Quidam : voyez comme tout parle, en abyme, jusqu’aux noms des maisons ayant eu le flair de le publier), fourmille d’une multitude de trouvailles réjouissantes et facétieuses – facétie qui est la marque de ceux qui n’ont aucun souci de soi et survolent leur propre existence avec la même indifférence qu’à celles de tous les autres : seul compte, à travers les flammes, le feu (une formule qu’il emploie en préambule d’un blog, déserté – évidemment – Endsen).

 

Voudrions-nous « résumer » Archives du vent, peut-être ? Je m’en tiendrai à ces quelques mots : un cinéaste, Egon Storm, inventeur d’un procédé permettant d’utiliser l’image d’acteurs décédés pour leur donner de nouveaux rôles (L’IA du Deep Fake est aujourd’hui précisément en train de le pouvoir), s’est retiré avant que ne paraisse la trilogie qui le rendra culte. Quel est son lien avec Erland Solness, qu’il mentionne à son producteur ? Et avec Stella, une femme qui le débusque avant de mourir mystérieusement ? Quels sont ces trois films qui ont changé à tout jamais notre rapport à l’image mouvante ? Décollage immédiat. Qui part, qui revient ? Vous en êtes, ou pas ?

 

  1. Paraît aux Éditions du Tripode (dont, je le rappelle, les pieds sont Littérature, Arts, Ovni – et qui continuent, alors, de le prouver) Vie posthume d’Edward Markham. Edward Markham peut tout aussi bien être un poète que le libraire de la série Fringe, comme il peut tout aussi bien être quelqu’un d’autre encore. Dans cette novella, il s’agit d’un acteur à qui Todd Traumer, qui va mourir, souhaite offrir le rôle d’Usher, dans l’ultime épisode de La Quatrième dimension dont on lui a confié l’écriture. Cependant, il n’est pas anodin. Au centre de l’épisode, Damon Usher doit rendre un rapport, demandé par le colonel Powell. Ce que vous ne savez peut-être pas encore, c’est ce que Le Rapport Usher a déjà été porté à l’écran par Egon Storm, dans Archives du vent. Et comme toujours chez Cendors, le gouffre s’ouvre dans le vide, les appuis disparaissent. Les illusions, le « normal », la vision, la mort, ne prennent plus jamais les mêmes visages.

 

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Je vous attend dans mon cabinet, nous sommes le 4 octobre 1958, il est 11h, et cela fait exactement neuf minutes que vous venez d’entrer.

 

Maintenant, ouvrez les yeux.

 

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Pierre Cendors, L’Invisible dehors, carnet islandais d’un voyage intérieur, Isolato, 2015, 98 pages.
Pierre Cendors, Archives du vent, Le Tripode, 2015, 314 pages.
Pierre Cendors, Vie posthume d’Edward Markham, Le Tripode, 2018, aucune pagination.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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