La Cité de l’Indicible Peur (Jean Ray | X-Files)

« De quoi s’agit-il ? Quelle est cette chose ?

–  Elle a tué ces hommes.

 – A-t-elle un nom ? Y a-t-il un nom qui va avec ce visage ?

–  Ils connaissent tous son nom.

 – Et vous comment l’appelez-vous ? Satan ? […]

–  Cette chose les a tués, combien de fois devrai-je vous le dire ?

–  Mais ce sont vos empreintes qui sont sur l’arme. Vous risquez la peine capitale.

–  C’est pour cela qu’il se moque bien des imbéciles comme vous. Ces imbéciles qui prétendent faire obéir le démon comme un vulgaire cabot. Ou l’enfermer dans vos pitoyables goulags. Alors que lui, d’un claquement de doigts, fait lécher aux hommes le sol poisseux de l’enfer pour y contempler son reflet. »

X-FILES, saison 3, épisode 14 : Le visage de l’horreur.

Les marches de bois gémissent comme un vaisseau fatigué sous mes pas décidés. L’escalier raide conduit à la réserve que je connais bien, et ses centaines de livres entassés, dormant d’un sommeil léger, tous prêts à se redresser et me défier de leurs couvertures sales. Il y a dans cette caverne où nous sommes si peu à pénétrer, des décennies d’entassement laborieux, de classement aléatoire, et jamais je ne suis sûre ni de trouver ce que je cherche, ni de ce que je vais découvrir, encore, parfaitement par hasard. Entre un colloque sur l’alimentation carnée en Gaule romaine, et une étude sur le chamanisme, un petit poche jauni, au coin verdâtre coincé entre deux grands pavés prétentieux, peine à se débattre. Je l’aide à se relever, et découvre, fascinée, son titre dont je tombe instantanément amoureuse, et sa touchante couverture lugubre. La cité de l’indicible peur, de Jean Ray (1), vient de s’inviter dans mes mains, je ne le relâcherai pas. Je profite alors d’une veille de jour des morts, et de l’avant-veille de la remise du Prix Goncourt, jours glorieux qui n’en finiront donc jamais de nous faire rigoler, pour me l’accaparer. Avec extase et effroi. Il faut dire que je suis peu lectrice de fantastique, par ailleurs, préférant pour ce genre l’écrin de l’écran, et l’effet qu’il produisit sur moi tient de beaucoup à cela.

« Qui sont-ILS ? On ne le saura jamais mais les estafettes de la Grande Peur meurent sans dévoiler leur effroyable secret.»

« L’Epouvante, citoyenne de droit des villes et bourgs d’Angleterre, a-t-elle pris corps à Ingersham, pour y tirer, de ses affreuses mains de brume, les ficelles des pantins humains ? La logique dit non mais, devant la Grande Peur, elle n’est qu’un oiseau affolé qui fuit à larges coups d’ailes vers l’horizon, laissant les hommes qui espèrent encore en elle sans protection ni défense. »

« Et ce fut au soir de cette affreuse journée qu’il se trouva face à cette peur remontant en surface des abysses des âges. La pluie s’était faite moins dure ; elle avait adopté un mode de chute monotone, sans grand bruit, mais néanmoins de débit considérable ; au ciel, les nuages chassaient lourdement. Les immeubles d’en face se fondaient en une muraille de ténèbres ; seules, à l’étage de la maison du maire, quelques fenêtres prirent une réconfortante teinte rose. »

Que se passe-t-il à Ingersham ? Des hommes et femmes y meurent de peur, se suicident, deviennent fous ou disparaissent, s’entretuent ou se terrent, des Minotaures parcourent la lande brumeuse, des mannequins de bois prennent vie, des ombres scandent les battements de cœur de leur maillet sourd et si la claire journée offre le répit nécessaire à ses habitants pour étouffer leurs cris, la nuit, toujours, revient les affoler. Sydney Terence Triggs, surnommé Sigma Tau Triggs, détective en retraite tout imprégné des Grecs et de leur mythologie superstitieuse, enquête.

Le Belge Jean Ray est actuellement inconnu, disons-le clairement. Il a disparu dans les limbes de ses contrées hantées, en 1964, après une existence bien singulière. Consacré peu de temps avant sa mort par un milieu littéraire qui ne l’intéressait guère, occupé qu’il était à sillonner les mers en écrivant ses noires histoires, il fut un temps cité aux ombrageux côtés de Poe et Lovecraft par ses contemporains qui savaient encore lire. Son style désuet mais impeccable confère à ses fantômes l’étrange respectabilité d’une aristocratie finissante mais digne, et dans ses pages jaunies d’ouvrage abimé, flotte le malaise indicible de la Peur ancestrale et du masque qu’elle fige sur des hommes atterrés, ainsi que la persistance des dieux, deux thématiques constamment explorées dans ses nombreux écrits (MalpertuisHarry Dickson). La légende veut qu’il ait activement participé à la contrebande pendant la Prohibition. Emprisonné deux ans pour « abus de confiance » en 1927, il se retrouve parfaitement isolé, abandonné par ses proches, et se met à écrire sans cesser, et ce jusqu’à sa mort.

Actuellement peu réédité (Le Cri, feu Néo), et mal distribué, Jean Ray méritait à mon sens ce maigre hommage, lui dont la survivance reste à prouver, et dont ce livre étonnant mais bien meilleur encore que la plupart des actuels prétendants à la postérité, reste introuvable, si l’on n’a pas de caves remplies des trouvailles jalousement empilées par de sérieux mais taquins ancêtres.(2)

« La science einsteinienne rongea comme un acide pervers l’airain d’Euclide ; la polarisation choque le code radieux de l’optique, l’intransigeance de l’équilibre des liquides est battue en brèche par la capillarité, et les hommes savants ont forgé de toute pièce la catalyse, pour se sauver de l’ignorance. De la législation divine, les Eglises ont arrondi bien des angles ; aux axiomes de Dieu naquirent, comme bourgeons, des corollaires humains.

Lors, dans la loi de la nuit, des crevasses ont pu naître par où se glissèrent des fantômes. Nous avons fait de la Nature une vérité comme Dieu, en fait elle fourmille de mirages et de mensonges.

Bah !… des mots, rien que des mots !… Ah ! Shakespeare !

Formes ou forces, quelque chose prend la place des morts, mais ces formes ne s’asservissent à aucun tracé et l’on se voit mal calculer en poncelets la puissance des forces de la nuit. »

Crédits photographiques: Juha Arvid Helminem, photographe finlandais contemporain et sa série Invisible Empire (2011)


 

(1) Jean Ray, La cité de l’indicible peur, Marabout, 1965.

(2) Une étude érudite et archi-complète existe cependant depuis 2010: Arnaud Huftier,Jean Ray, l’alchimie du mystère, Éditions Encrage.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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