*Kamikakushi : sous cette expression est désignée une expérience proche de la catalepsie. Sert aussi à désigner les disparitions d’enfants. [En note de bas de page du traducteur Patrick Honnoré]
« Il y a des espaces qui, sans être silencieux, sentent le silence. »
Le 11 mars 2011, plusieurs séismes secouent le Japon, provoquant un tsunami dévastateur (plus de 18 000 morts et disparus seront recensés). Trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, frappée de plein fouet, entrent en fusion, et condamnent la région à être évacuée puis abandonnée, et la centrale à être démantelée. Hideo Furukawa, écrivain alors quadragénaire, connu pour ses performances hybrides, natif de la région mais en déplacement à Kyoto, assiste, tétanisé, à la catastrophe. Dès lors perdu dans le temps et la chronologie comme s’il avait été ravi par quelque divinité, dans cet état de kamikakushi où le temps ne s’écoule plus du tout avec le même ressenti, il décide de se rendre immédiatement sur place, traversé de mille intuitions et obsessions.
« Je sens les choses comme un orphelin. Et pourtant, je n’en suis pas un. »
Fracturé, strié de pensées sauvages et de références à sa mission d’écrivain, Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente est le récit de ce road-trip à vif et sans route, dans un Japon retourné qu’il ne peut plus reconnaître, aux visions dantesques qui le colonisent et s’invitent aux côtés des personnages de ses propres romans, La Sainte Famille en tête, qui font le voyage avec lui.
« Ce que le tsunami a détruit ?
Il me faudra plusieurs jours pour comprendre qu’ici la zone était entièrement sous les eaux. Peut-être plus de dix jours. Il faudra que nous y soyons allés et une grande quantité de temps ensuite. Quoi qu’il en soit, l’une des voies de la chaussée est tout de même carrossable. Les débris ont été déblayés.
Et nous – ni moi ni aucun de nous quatre – n’avons vu de cadavre. Ni de morceaux de corps humains, alors que je m’attendais à tout. Là où il y a de quoi rester sonné, c’est qu’on éprouve une sensation de force. Un champ de vision trop vaste. Sensation de totalité absolue. De pouvoir total. Les mots ne viennent pas, ce n’est pas quelque chose qu’on reçoit, on est juste renversé. À ma grande honte, au point de vouloir me cracher dessus, je l’ai vu comme un spectacle. J’ai imaginé une attaque aérienne. J’ai pensé à une zone irradiée. J’ai reçu une gifle en voyant une scène du temps de la guerre. C’est… c’est trop grand, ai-je dit à quelqu’un. À quelqu’un qui n’était pas là. À un kami ou un bouddha, peut-être bien. »
Se considérant comme un écrivain de l’animalité (Soundtrack est dédié aux corbeaux, Alors Belka, tu n’aboies plus, aux chiens) où l’homme n’a pas la place centrale – en dehors, sans doute, de lui-même – Furukawa s’inquiète des chevaux abandonnés dans les zones irradiées, divague avec des compagnons de route, réels ou non, sur la famille et la nation, sème le trouble, revient sur ses pas, et provoque tour à tour vertige, fatigue, nausée par sa prose inconfortable, défragmentée et farouche.
« Je ne m’attendais pas à ces chevaux-là.
Des chevaux sinistrés.»
Extrêmement déstabilisant par sa construction, ce grand monologue intérieur nerveux, imprégné des mouvements de la scène musicale alternative, aussi défricheur que rétrospectif, est saturé de références à l’œuvre de l’écrivain, qui fait à l’occasion de son périple catastrophique un point sur sa production et ce qu’elle pourra bien devenir. Plusieurs morceaux de bravoure se détachent d’un ensemble granuleux qui peine à se former, et de cette déflagration écrite fusent quelques éclats venant se ficher profond dans la chair, qui resteront inoubliables quand le livre en lui-même, déjà fumée d’un mauvais rêve, se dissipe au large. Si bien que nous ne savons exactement ce à quoi nous venons d’assister, et combien de temps s’est écoulé depuis que nous avons mis les doigts dans la prise de cette expérience littéraire hallucinée.
« Et la lumière fait pousser les herbes. La lumière du soleil qui tombe. »
FURUKAWA Hideo, Ô chevaux, la lumière est pourtant innocente [2011], traduit du japonais par Patrick Honnoré, Éditions Picquier, 2013, 156 pages.
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Et pour ceux qui ne l’ont pas encore vue, je recommande également la mini-série The Days, sur Netflix, consacrée à l’accident nucléaire de Fukushima et à sa gestion de l’intérieur, jour après jour. Tirée des mémoires du directeur de la centrale de l’époque,Yoshida Masao, depuis décédé d’un cancer, et du livre du journaliste de terrain Ryusho Kadota, Yoshida Masao, l’homme qui a vu l’abîme de la mort : Les cinq cents jours de la centrale nucléaire Fukushima Daiichi, ces huit épisodes sont éreintants de la tension sourde et essentiellement technique d’un anti-film d’action, où tout se joue dans une usure des forces et des nerfs contre la montre, portés par la magnifique performance de l’acteur Kōji Yakusho.