Pascal Quignard : Si tous, lui non

Traversée de : La Barque silencieuse, de Pascal Quignard, Seuil, 2009.

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Chapitre I

Si omnes ego non / Si tous moi non – Devise de Clermont

Comprendre que s’extraire c’est rester humain. La vie sociale est un mensonge. La vérité est seule en chacun de nous. Seule, avec un livre ouvert sur les morts, sur toutes ces dimensions qu’on nous commande, au nom de la fausse multitude, d’oublier.

« Montrer son dos à la société, s’interrompre de croire, se détourner de tout ce qui est regard, préférer lire à surveiller, protéger ceux qui ont disparu des survivants qui les dénigrent, secourir ce qui n’est pas visible, voilà les vertus. Les rares qui ont l’unique courage de fuir surgissent au cœur de la forêt. » p58.

Et tout semble posé.

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Chapitre II

Genoi autos essi mathôn / Deviens ce que tu es – Pindare

Non. Devenir, au contraire, la part incommunicable.

« Nous emportons avec nous lorsque nous crions pour la première fois dans le jour la perte d’un monde obscur, aphone, solitaire et liquide. Toujours ce lieu et ce silence nous seront dérobés. » p59.

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Chapitre III

Ipsimus : plus lui-même que tous les lui-même. Le maître des esclaves à Rome.

Je lis. Je montre mon dos aux autres, absorbée par mon coin. J’accepte cette rupture pour nouer les plus intenses liens. Ceux que l’on n’a plus besoin de mettre à l’épreuve dans une parole délayée. Au cœur du silence jaillit le pur message. La seule voix à entendre déflagre dans le fracas assourdissant d’un silence que rien, jamais, ne brise.

« Parce que la solitude précède la naissance, il ne faut pas défendre la société comme une valeur. » p 64.

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Chapitre IV

J’ai reçu le don maudit de la vérité comme pressentiment permanent. Si j’essaye de le trahir je m’autodétruis. J’ai bien essayé. Je plie sous le joug d’une influence indicible qui me somme de vivre au plus près de mon humanité. Maintenant que grâce à quelques semblables qui ont saisi leur plume ou leur cœur pour signifier cette exigence, j’ai compris enfin mon destin terrible, cette impossibilité formelle et totale de tenir longtemps les poses regrettables que toute vie en commun nécessite de tenir contre l’avis même de cette vérité, je n’en suis pas encore parvenue parfaitement à la sérénité. Car je ne sais toujours pas quoi faire de ce don, quelque peu encombrant. C’est ainsi que je tente, en de multiples essais de prose, de le transmettre parfait, sitôt qu’envisagé, sitôt que fragilement né dans les brumes d’une conscience que je ne veux pas perdre. Echecs épiques permanents, mais volonté en fonte.

Incertitude d’être lu. Certitude complète de ne pas être compris. Tu jettes sur les caisses de résonnance de tes lecteurs des balles qui éclatent en délivrant à leur système un message totalement mystérieux. Tu leur révèles un secret dont tu ignorais jusqu’alors l’existence. Le grand hasard fabrique des connivences. Aucune d’elle n’est réelle. Jamais de preuve. J’attends de mes rapports qu’ils soient littéraires mais non intellectuels. Je veux que nos rapports fassent sens commun. M’attacher à comprendre et définir tout haut, pour réduire un peu le gouffre de nos si dissemblables perceptions.

Mais ce bigbang qui me voit naître à moi-même lorsque les voiles déchirent enfin, je n’éprouve le besoin d’en parler, d’en chercher la formulation exacte que pour entendre ma voix propre, enfin, oser s’élever de la cacophonie de toutes celles qui se sont par mon éducation, mon habitus, mes proches et le monde, outrageusement invitées en moi-même. Il ne m’intéresse plus de parler pour révéler les autres. Je vais à présent tenter de me taire pour eux, pour qu’ils aient eux aussi la possibilité de faire silence et de bien s’écouter. Et pour se taire bien, il faut écrire sans discontinuer.

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Chapitre V

Sui caedes – De soi le meurtre

« Nul ne peut se plaindre de la vie : elle ne retient personne. » p 81.

!

Longtemps je fus désespérée, empêchée, assoiffée de la reconnaissance de ma juste et impétueuse vérité. Essoufflée de vouloir vivre quand même avec les autres. Longtemps, car je n’ai pas mon âge. Pas celui que l’on compte tous ensemble. J’ai l’âge caverneux d’utiliser tout mon temps, l’urgence plaquée aux trousses. De mes monologues internes ont dresserait mille tomes, ma biographie tempête ne trouverait aucune nuit assez longue pour se déployer avec l’aisance directe et rapide de celui qui en définissant omet, ment ou tout en découvrant un de ses membres s’empresse d’en recouvrir un autre. Longtemps crépusculaire j’ai accepté que tombe enfin ma vraie nuit, et reposée malgré les cauchemars, je relève enfin la tête dans l’aube salvatrice d’un éveil plein de trac. Le trac, et non la peur paralysante. Le trac, souvenir de mes scènes, précède l’action. Il y invite.

Je n’ai aucune idée de ce que je vais faire de cette nouvelle journée, mais je ne crains plus de me lever.

Il m’aura fallu pour parvenir à me dresser sans crainte 30 ans de notre âge commun, 1000 ans du mien. Je ne pardonnerai jamais ce gâchis. Ma colère intacte répondra dans un duel sans fin à une mélancolie tenace.

Vos stupides résignations, vos dangereuses errances, vos détestables insuffisances érigées en flambeaux m’ont volé tout ce temps en ne m’apprenant jamais à faire jaillir suffisamment ce sang trop chaud. Vos hypocrites codes chrétiens d’athées sans principe m’ont tenu la joue face aux affronts, prônant le geste superbe de l’endurance silencieuse à l’humiliation, quand j’aurais du les abattre, un par un, avant même qu’ils n’osent me toucher. Trop de temps à parer les pièces vides d’étoffes aussitôt arrachées ; je ne suis pas pur esprit, je ne suis pas sainte laiteuse, je ne pardonnerai pas. Et me trouve bien désolée d’être arc-boutée et fossilisée, incapable de cette bonté honorable de me calmer. Ce don maudit me l’interdit. Je le cultiverais peut-être si j’avais le choix, mais crains bien qu’il ne soit plus possible d’un tel retournement.

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Chapitre VI

Je nous sens obéir avec tristesse à d’éternelles Saturnales. Piégés par les discours libérateurs qui ne faisaient pourtant qu’édicter de nouveaux dogmes par-dessus les anciens, sans arriver totalement à faire disparaître les sous-couches. Perdus dans les possibles, affolés des cadres ouverts, reproduisant, les yeux vidés, les gestes d’une fête qui tarde trop pour que la jouissance ne s’en trouve émoussée. Implorant secrètement de dormir mais apeurés de rater les dernières libations, qui n’en finissent plus de s’offrir.

Or, nous ne sommes jamais tenus d’obéir, il suffit d’en assumer les conséquences. Il suffit de savoir que c’est assez. À tout instant, être prêt à partir. Je peux enfin affirmer qu’à tout instant, s’il le faut, je pars.

« Les pays chrétiens interdisent le suicide comme irréligieux. Les états démocratiques le blâment comme une lâcheté. Les sociétés psychiatriques le soignent comme une maladie. Les civilisations anciennes en louaient le courage. Ils l’honoraient comme une fierté. Les anciens Romains disaient : C’est la plus grande des déesses, la Nature, qui nous a donné avec la vie la possibilité de s’exempter du monde qu’elle engendre. » p 85.

Et tous ces mots arrondis et maniés, apprivoisés, adorés, tout ceci n’est qu’un vaste testament à l’usage des futurs voyageurs. Ne croyez jamais totalement celle qui dans une force de vie qui s’affole, vous jure qu’elle sera là, toujours. Pourtant, lorsque l’on a ingéré la liminaire certitude de se disposer entièrement, vivre n’est plus un combat mais un choix, et toute perspective s’inverse.

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Chapitre VII

Ainsi mes pensées enclenchées, dans leur interminable course folle, s’emballent avec une prévision sinistre, calquées en aphorisme plus ou moins percutant. Mais je ne tiens pas la pose du pêcheur sage et muet. Je menace à tout instant l’équilibre de la frêle embarcation. Je ne suis toujours pas prête pour la barque silencieuse, donc, et la contemplation contentée d’un immobile petit plaisir. Ma barque à moi est lourde, poisseuse et engloutie depuis longtemps, traquée par les sonars de plus furtifs que moi. Je me suis nourrie comme d’un antidouleur de ces pages blanchies au deuil japonais. Mais je suis bien française, et elles aussi abdiquent, et la fin de l’ouvrage si formidablement commencé s’affaisse dans une redite molle d’inintéressantes digressions. Il n’est pas si facile d’être fort, véritable et présent dans le silence clapotant d’une réclusion annoncée.

« L’accomplissement du destin d’un humain est la liberté de soi conçu comme pouvant vivre seul. » p 95.

Je suis déçue pourtant d’être celle, encore, qui lâche le pavé dans la mare et qu’on regarde en biais, la pupille grondeuse, parce que j’ai fait fuir les têtards. En vérité c’est toujours la même chose : j’adore le calme pour m’y reposer, le silence et la solitude pour prendre le temps de poser une pensée que je peine à arracher à la pure réaction. Je fuis la foule, recherche probablement les forêts. Mais cela ne tarde jamais non plus : je m’y fais chier. Dans le grondement perpétuel qui annonce les complications, zigzaguant entre les cadavres mouvants qui encombrent les rues, absorbée par l’immense recouvrant votre infime, et donc probablement bien plus seule encore que quand je n’ai pas le choix, là, parfaitement, je comprends mes contours.

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« You can not find peace by avoiding life », pour répéter encore et toujours une Virginia Woolf sans cesse mal adaptée à une nature morte, arrachée de ses fureurs. Mais c’était bien essayé.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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