« Power is exerted vertically on people who clash horizontally » ~ Jérôme Sessini, Inner Disorder – Ukraine, 2014-2017

// Pour Barlés, le monde se réduisait à des énoncés plus simples: ici une bombe, là un mort et ici comme là un grand fils de pute. En réalité, c’était toujours la même barbarie : de Troie à Mostar, ou à Sarajevo, toujours la même guerre. […] Il s’agit de la même guerre, leur dit-il. Pour celle de Troie, j’étais trop jeune, mais au cours de ces dernières années, j’en ai vu quelques-unes. Je ne sais ce que d’autres que moi pourraient vous en dire, mais j’y étais et je vous jure que c’est toujours la même : deux malheureux en uniformes différents qui se tirent dessus, morts de peur, dans un trou plein de boue et, très loin de là, un salaud de belle prestance, un havane à la bouche dans un bureau climatisé occupé à concevoir drapeaux, hymnes nationaux ou monuments au soldat inconnu en faisant son beurre de sang et de merde. La guerre est une affaire de commerçants et de généraux, mes enfants. Et le reste du pipeau.

Arturo Pérez-Reverte, Territoire comanche //

« Come ! So many things to photograph here, so much energy ! »

Alors qu’il vient de repartir pour Paris après avoir couvert deux semaines la révolution de Maïdan, le photographe Gueorgui Pinkhassov de l’agence Magnum rate de peu Jérôme Sessini, son confrère français, déjà réputé pour avoir parcouru et photographié plusieurs scènes de guerre et de dévastation dans le monde, comme en Syrie. Dans un courriel reproduit en ouverture de l’ouvrage, il expose sa frustration d’avoir quitté trop tôt la scène ukrainienne mais rappelle, impressionné par les premiers clichés qu’il reçoit de Sessini, la nécessité de la mission documentaire du photographe, la première et celle que son agence devrait en toute occasion soutenir.

« I admire their combative energy. It resonates. »

Celui-ci débarque donc à Kiev le 19 février 2014 au départ plutôt circonspect sur la nécessité de s’y rendre quatre mois après le début des conflits. Il comprend en quelques minutes qu’il arrive au contraire, au milieu des roquettes et des cocktails Molotov, dans les rues dévastées et dangereuses, où des tirs croisés canardent régulièrement, à un moment charnière. De ce « territoire comanche », comme en témoigne Arturo Pérez-Reverte dans un récit du même nom, là où tout vous indique de faire demi-tour pour votre survie, le président pro-russe Yanukovitch, figure de crispation pour les pro-Européens de Maïdan, fuira vers Moscou trois jours plus tard, incapable de juguler la révolution civile qui fait rage depuis maintenant plusieurs semaines.

Dans la première série de clichés proposés après un récit abrupt et factuel (ton dont il se départira peu, considérant à l’époque sa mission à hauteur d’hommes comme dépourvue de toute idéologie ou de prise de position), on rampe avec lui dans les gravats auprès d’un combattant parti chercher en civière un blessé et lui-même abattu, en trois photos dont la dernière l’immortalise gisant, les boucliers incapables de le protéger. Une autre civière, ensanglantée, est posée contre un balconnet de pierre en dessous duquel une marée humaine stagne entre les barricades d’une place Maïdan occupée et par endroits ravagée. Au pied des immeubles, des détritus brûlent, encerclant les porteurs de boucliers d’une fumée profonde : tous les clichés de Sessini baigneront dès lors dans une compacte ténèbre, qu’il s’agisse du soir brumeux sur une campagne vide, des restes du crash du MH 17, du quotidien des mineurs du Donetsk ou de l’arrière-cuisine d’une maison du Donbass. La poix et la prémonition funeste drapent toute ouverture de lumière : il ne s’agit pas de belles photos, il s’agit de photos puissantes.

Nous retrouvons Sessini trois mois plus tard, en mai 2014, à l’aéroport Prokofiev de Donetsk : depuis peu s’y localise particulièrement, comme dans tout le Donbass, l’affrontement entre les Ukrainiens nationalistes et indépendantistes et les russophones qui soutenaient le régime de Yanukovitch, lui-même appuyé par le Kremlin. Chez ceux-là, beaucoup regrettent le bloc soviétique et rêvent de rejoindre la Russie. Ils sont pour la plupart consternés par la menace américaine, et violemment critiques contre le modèle européen et progressiste. Alors que la république populaire du Donetsk est proclamée en réaction directe à la révolution de Maïdan, les combats éclatent et ne cesseront plus. Dès lors, la propagande anti-occidentale bat son plein ; Les slogans peints sur les murs donnent le ton :

« The European Union, the United States, and NATO are the new Nazis and they want to take over Ukraine. »

// Andreï Kourkov, écrivain ukrainien, auteur notamment du Pingouin, avait lui noté dans son Journal de Maïdan plus ironiquement, le 28 novembre 2013 : « La campagne anti-européenne organisée par le chimérique, plutôt virtuel, mouvement social Alternative ukrainienne finit par excéder. Dans le pays sont placardés affiches et panneaux montrant en images que tous les Ukrainiens, après la signature de l’accord d’association avec l’UE, deviendront homosexuels.(…) A Kiev, cette campagne de propagande fait rire, mais j’ai peur que dans l’Est et dans les provinces, les gens, par naïveté, puissent penser que la conversion à l’homosexualité soit la condition imposée par l’Europe à l’Ukraine, sans laquelle aucun accord ne saurait être signé. » //

Passer en territoire séparatiste, pour un journaliste occidental, n’est pas impossible mais loin d’être aisé.

Pour Sessini, difficile de ne pas comprendre cette méfiance : comme il le rappelle, beaucoup de journalistes non-aguerris ont débarqué depuis le début de la révolution, « intoxiqués par le romantisme de Maïdan », incapables de se reconnaître dans un ancien mineur post-soviétique de la campagne du Donetsk, et bien plus enclins à l’empathie pour les combats d’un étudiant ou d’un libéral occidentalisé de Kiev. Peu d’efforts ont donc été fournis pour aller de bonne foi vers ces séparatistes pro-russes, les écouter, et les apprendre.

Mais il parvient à passer « de l’autre côté », au grand dam des Ukrainiens qui l’ont accompagné jusqu’alors, et qui lui en tiendront bientôt rigueur. Les photographies du côté Donbass se révèlent intimistes : elles expriment l’isolation, l’extrême rusticité et l’abandon. Lorsqu’il rejoint Marioupol, lui arrivent des rumeurs de grande tension dans un village de mineurs à 60 km de là, et il décide de s’y rendre. Il y assite à des exécutions sommaires, entend les rumeurs de milices fascistes ayant infiltré l’Est du pays, rumeurs auxquelles tous les séparatistes croient fermement, et que les médias rejettent comme propagande de la part des Russes. En attendant les hommes, des deux côtés, tuent et tombent. En mars, Poutine a annexé la Crimée. La partition de l’Ukraine commence.

Pendant trois mois d’un été caniculaire, Sessini fait des aller-retours entre Kiev et Donetsk, écoute, rencontre, compare ; son voyage en train lui prend chaque fois 14 heures. Une famille lui confie par exemple avoir rouvert les abris souterrains datant de la seconde guerre mondiale et y dormir tous les soirs. Sessini profite de ces trajets pour s’arrimer au « bon rythme », l’équilibre entre ses émotions et la réalité : l’Ukraine vient de se briser en deux blocs ennemis irréconciliables et aux positions antagonistes, et il marche sur la fracture fumante. Il lui importe plus de comprendre pourquoi que de s’accrocher aux événements de l’actualité.

« It’s raining bodies »

Au milieu des plaines monotones du grenier de l’Europe, comme on surnomme l’Ukraine rurale et ses champs à perte de vue, alors qu’il se rend à Thorez, une ville minière nommée depuis 1964 en hommage au secrétaire général du parti communiste français, un contact parisien informe le photographe qu’un Boeing de la Malaysian Airlines vient de s’écraser tout proche : personne encore n’a la moindre information. Lorsque Sessini parvient dans les premiers sur le lieu de l’accident, en plein champs de blés, il ne s’appuie, pour rendre compte de cette petite apocalypse au milieu d’un territoire déjà bombardé et meurtri, que sur des photos aussi sobres que ses mots sont frappants.

Nous apprendrons plus tard que les pro-Russes ont abattu un avion civil par erreur. 298 morts viennent s’ajouter aux autres, leurs affaires disséminées comme autant d’incongruités absurdes et déchirantes au milieu d’une plaine calcinée, parsemée de touffes de céréales et de bicoques aux toits défoncés par la pluie de cadavres.

En décembre 2014, affrontant cette fois-ci les rigueurs implacables de l’hiver dans l’Est, Sessini comprend que les trajets Est-Ouest vont devenir de plus en plus compromis. La sécession est actée pour le Donetsk et le Louhansk, pour autant, la Russie reste en apparence toujours éloignée du conflit. Les Ukrainiens font eux état d’une infiltration des soldats russes parmi les séparatistes en affirmant avoir été repoussés – alors qu’ils ne disposaient d’aucune artillerie lourde ou de puissance aérienne – par des brigades lourdement armées, sans aucun doute provenant de leur voisin.

Sessini veut voir une mine du Donetsk avant de repartir. Avec un collègue du Figaro, il se rend à celle de Chelunskinsev, dans le district de Petrovskyi. Ce qu’il en raconte, et en extraie – alors qu’ils manquent de finir étouffés dans un boyau à cause d’une coupure de courant les privant peu à peu d’oxygène, rappellera au lecteur du George Orwell journaliste les pages poignantes consacrées « au fond de la mine », rééditées récemment dans le recueil Ecrits de combats, chez Bartillat.

En mai 2015, Sessini reprend son journal à Marioupol. Pour tous les habitants qu’il croise, la guerre est au bout du chemin, alors que le reste du pays semble prendre confiance dans la réforme patiente et graduelle de sa démocratie. Dans le train qui parcoure inlassablement un paysage que le photographe qualifie de banal et monotone, sans rien de l’intensité qui pourtant accompagne les guerres, il partage son compartiment avec des « défenseurs de la nation ukrainienne » contre les insurgés, à présent les « terroristes » du Donbass : les camps se sont cristallisés. Chacun a choisi le sien, et rares sont ceux, comme le personnage taciturne des Abeilles grises, dernier roman d’Andreï Kourkov (écrit quelques années plus tard), qui ne veulent prendre parti.

On croise les fumées jaunes épaisses des deux immenses aciéries d’Ilitch Mariupol et d’Azovstal, alors que les trams de l’époque stalinienne charrient des civils endimanchés. Sessini ne le savait pas, mais ses lignes bruissent d’un fracas à venir, encore aux portes. Nous, qui le savons, ne pouvons le lire sans effroi ni chagrin, comme pressés de prévenir les protagonistes. Le savaient-ils déjà ? Tout prête à le penser. L’Est vivait en guerre lorsque l’Ouest tentait de fuir au large, l’un savait le pire, l’autre espérait le mieux… Et le fossé se creusait irrémédiablement. Cette fois-ci, la traductrice de Sessini qui connaissait bien le Donetsk refusera cette fois-ci de l’accompagner plus loin, pour tout l’or du monde.

Lorsqu’il quitte cette Ukraine déchirée depuis plus d’un an, Sessini ne constate plus que de l’hostilité, de part et d’autre. La guerre du Donbass ne fait que commencer.

« Power is exerted vertically on people who clash horizontally. »

Il va revenir une dernière fois dans le bastion de la résistance ukrainienne contre les rebelles séparatistes, à Avdiivka, en février 2017. Dans cette ville triste, froide et amorphe, il ne croisera plus que désillusion et amertume. « A la haine j’ajoute une incompréhension mutuelle. » conclut-il, alors qu’il devine, en décembre de la même année, que ce sera son dernier voyage. Il choisit de le terminer à l’ouest. « Je n’ai rien fait qu’être là, ces trois dernières années. Je me suis mis à la place de l’autre, et j’ai refusé de choisir un camp. »

Il termine par cette citation de Nietzsche, donnant tout le sens de son travail : « la souffrance d’autrui est chose qui doit s’apprendre ; et jamais elle ne peut être apprise pleinement. »

Inner disorder est un livre de photo-journalisme. Formidable objet relié (swiss binding) dont la beauté formelle n’écrase pas la profondeur du voyage, il contient donc principalement des reproductions en couleur du travail de Jérôme Sessini, accompagnée d’un carnet de route sur trois ans du photographe en Ukraine. Publié en anglais fin 2021 chez RM Editorial, il se trouve sur commande en ligne sur le site de l’éditeur ou dans les librairies spécialisées. J’ai trouvé mon exemplaire sur le site de Delpire & co (Paris)

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[Kurs Valüt est un groupe de coldwave de Dnipro, UKR.]

 

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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