« Extirper d’un texte ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée.»
Laure Murat, professeur de Lettres à l’Université en Californie, ayant déjà écrit plusieurs essais littéraires remarqués, comme son Proust, Roman familial, est particulièrement bien placée pour livrer ce court essai sur le thème de la cancel culture.
Intelligent, précis, à froid, le texte revient en détail sur plusieurs «affaires» connues, d’Hergé et les préjugés de son temps à Kev Lambert et ses sensitive readers – autrement nommés démineurs éditoriaux, supposés relever dans les manuscrits, avant publication, toute mention jugée problématique par des lecteurs de toutes minorités. Agatha Christie, James Bond, Roal Dahl : elle profite de revenir sur chaque exemple critiqué ces dernières années pour rappeler exactement les faits — et à ce titre on en apprend beaucoup — et met en garde les censeurs : l’époque prochaine nous jugera avec autant de sévérité, dans nos pratiques soi-disant vertueuses du moment, que nous semblons commodément juger les précédentes. C’est d’Artaud d’ailleurs qu’elle tire son « toutes les époques sont dégueulasses ».
Pourquoi gommer les aspérités déplaisantes ou offensantes, quand il suffirait, à la responsabilité des éditeurs, d’en contextualiser les propos, sans les effacer ni les remplacer ? Mais surtout, est-on seulement conscients que sous ces pratiques supposées vertueuses se cachent de nouvelles mannes lucratives, dissimulant pour le coup fort mal une assez franche haine de la littérature…
Karl Popper affirmait qu’à une mauvaise idée il convient d’en opposer une meilleure : Laure Murat distingue la récriture, acte vain et néfaste touchant au texte d’un auteur sans son accord, de la réécriture, cet acte de création adaptant, à côté du texte jugé problématique, une nouvelle lecture modernisée comme il en existe déjà beaucoup lors des passages d’un roman à un film ou une série (et libre à chaque de s’y intéresser ou non).
Si elle n’est pas tendre avec les apprentis censeurs, pour la majorité américains, et concernant des textes à destination de la jeunesse, elle remet aussi les hystéries contre-réactionnaires à leur place : non, le loup n’est pas encore à nos portes, et les bastions tiennent. Ses analyses, un peu rapides (dommage), prennent une hauteur qui rend son sujet hautement inflammable plutôt agréable et apaisant à suivre.
La solution passera-t-elle par les éditeurs qui ne font pas l’autruche et savent déminer, par leur intelligence et leur flegme, toute pression médiatique pour s’en tenir à leur ligne, et l’assumer, avec pédagogie plutôt qu’idéologie ? C’est ce à quoi je souscris, avec elle.
Le livre, ne l’oublions jamais, est pour le temps long. Une époque, c’est bien court…
📕Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses. Ré(é)crire, sensibiliser, contextualiser, Editions Verdier, 2025, 80 pages. Lu en version e-book, achetée.