« Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu faim » – Jean-René Huguenin, Journal

1957
La mission, le seul but de tout homme véritable sur terre : devenir simple et pur. La vraie virilité n’est pas celle des soudards. La vraie virilité, c’est la pureté. [11 octobre]
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Moi qui ai longtemps vécu dans l’espérance de ne pas souffrir, j’admire que ce qui me fasse aimer le monde aujourd’hui, ce soit la douleur qu’il me donne. [14 décembre]
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1958
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu faim. […] Une âme riche est une âme affamée. [15 février]
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Ma destinée est tragique, mais c’est moi qui le veux: je préférerai toujours le désespoir au déshonneur. [18 février]
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Nous ne vivons pas assez jeune. [4 mars]
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Se raconter est fat. S’expliquer est vain. Se justifier est lâche. Si je veux que vous me compreniez, je me garderai bien de vous parler de moi. [6 mars]
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Non pas rêver ma vie, mais faire vivre mes rêves. [12 mars]
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L’idéal serait de se sentir vivre sans avoir besoin de se le prouver. […]
Ah, donner ! Se donner. Tout donner… Je donne toujours aux autres mon attention, souvent ma sympathie ou mon mépris, parfois mon cœur. Mais le fond de mon âme, ses doutes secrets, son angoisse, je ne peux pas, je ne saurai jamais les donner. Non, pas cette boue dont vous êtes si gourmands ! Je me donne, je ne me livre pas. Je ne donne que ce que je veux. Je reconnais vos yeux de voyeur, vos langues rêches, vos bras dévorants. Ni comme écrivain, ni comme homme, ni même comme ami, je ne flatterai votre curiosité de malades pour leurs voisins de lit. Je me refuse à vous rassurer. Vous n’aurez que le meilleur de moi-même, vous  n’en prendrez que le feu et le ciel. Vous m’aimerez fort ou vous ne m’aimerez pas.
Vous ne me prendrez pas… Qui comprendra que c’est un cri d’amour ? [13 mars]
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La démocratie d’aujourd’hui est encore capable de pousser un cri, c’est : « J’ennuierai ! Je m’ennuierai ! J’ennuierai les autres comme moi-même, dans l’égalité des droits, la conformité des lois, la banalité des jours. Je veux que chacun ait un cœur aussi vide que le mien. » [15 mars]
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Le sort de la France m’intéresse, mais jusqu’à quel point intéresse-t-il mon cœur ? Mon cœur, c’est deux ou trois personnes qui existent, et trois ou quatre autres que je rêve. Mon cœur ne s’intéresse qu’à lui-même.
Je suis bêtement heureux tout à coup. [14 mai]
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Oh, il faut que je discipline cette extase de vivre qui se réveille, qui me submerge ! [2 juillet]
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Maintenant commence, je le sens, une année de puissance. Une année de création et de violence. Une année de construction et de conquêtes. Mais je crois aussi que tout cela va être patient, profond et silencieux. C’est une année souterraine. J’émergerai de très loin. Le monde sera minuscule. Je l’étoufferai dans mes bras. [26 septembre]
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Impossible quand même de renoncer à l’ambition de ma vie : écrire et vivre d’un seul élan, d’un même mouvement. Devenir le héros de mes romans. C’est, je crois, l’ambition des romantiques (chez les classiques, au contraire, l’œuvre est miraculeusement isolée, protégée des actes de son auteur). [6 octobre]
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J’étais fidèle et dur. Vous m’avez préféré faible, inconstant. Mon exigence était farouche, pour moi et pour vous. Vous m’avez sucré d’indulgente mollesse, vous avez voulu me rendre tout poisseux de compassion. Vous sentiez une âme droite : vous avez cherché à la fausser, à la dévier de sa route. Parmi tous vos immondes amis, j’étais le seul à être propre, à être pur. Pourquoi m’avez-vous aidé à me salir, imbéciles ?
Je n’ai pas le droit de crier plus fort que les autres – et d’ailleurs, à force de chuchoter comme eux, j’ai cassé ma voix. [29 octobre]
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Je suis plus que jamais persuadé d’une chose : on ne peut pas à la fois aimer et être faible. [2 décembre]
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Vu Gracq. J’aime sa douceur timide, son effacement, sa mystérieuse douceur. […] Je crois que son secret est simple : il est resté un enfant, c’est un enfant qui se cache. [3 décembre]
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1959
Voici un temps comme je n’en avais pas connu depuis des mois, un temps limpide et royal, extraordinaire pour commencer l’année, avec sa lumière de choc d’épée, de coup de gong, son cliquetis de médailles saintes. Ce jour roide pénètre jusqu’au fond de l’âme, il en rallume tous les feux, il la ressuscite, il en remet toutes les fautes. [1er janvier]
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On ne saurait demander du respect : ou on le force, ou on ne le mérite pas. [2 mars]
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Je ne me prends jamais au sérieux : je me prends toujours au tragique. [18 mars]
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Celui qui n’aime point sa solitude ne connaîtra jamais l’amour. [25 mars]
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Vivre. Dominer sa vie. Vivre de haut. [5 avril]
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C’est peut-être une nouvelle façon de dire « non » que je cherche. [16 avril]
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En finir avec ces coûteux efforts de gentillesse. Dominer ou déplaire. [11 décembre]
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Il sombre peu à peu dans le véritable désespoir, le seul qui ne pardonne pas, qui n’offre nulle contrepartie – ni l’orgueil, ni l’exaltation du désastre, ni le mépris de la mort, ni la grandeur : le désespoir des cœurs repus. [14 décembre]
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1960
Il y a trois catégories d’hommes : ceux qui se soumettent aux lois ; au-dessus, ceux qui les refusent ; au-delà, ceux qui s’en imposent. [1er mars]
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Je me rapproche de moi-même, je m’entends, au loin, qui m’appelle. [13 mars]
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Il faut tout se permettre, mais ne rien se passer. [17 mars]
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Ce que j’appelle amour ressemble finalement à un sens aigu du relief et de la perspective. Pas d’amour sans durée ni ombre. [19 mai]
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Pour que les autres vous fichent la paix : cacher qu’on aime. Cacher qu’on croit. Cacher qu’on cherche. [21 mai]
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J’en ai marre de vivre au ralenti.
Un nouveau moi affleure — une nouvelle connaissance du monde.
Liberté, passion du hasard ! Faire tout à coup sa connaissance. S’émerveiller de son étrangeté. Vite, des ennemis, des obstacles, des cœurs ! Vous ne me connaîtrez jamais. [16 août]
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Le vice de l’intellectuel : répondre, non à ce que vous lui dites, mais aux arrière-pensées qu’il vous prête. [8 septembre]
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1961
Ma passion pour M. tient à des racines très profondes, très anciennes. Elle a le pouvoir d’éveiller en moi de lointaines images oubliées — refusées peut-être — mes angoisses et mes tendresses primitives. Mystérieusement, elle est remontée jusqu’au début de mon cœur.
Nos obsessions communes. Notre façon de sentir la mort. [21 septembre
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Je n’ose me révolter contre cette vie, ces jours perdus : on l’a fait si souvent, ce serait si banal !
Autrefois, pour les mêmes raisons, la foi des autres me gênait pour croire. [28 novembre]
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1962
Qui n’a pas souffert de l’absence d’un être alors qu’il est là, en face de soi, n’a pas connu l’amour. [21 mars]
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Une des raisons pour lesquelles on aime un être, c’est que l’on est d’accord avec lui sur ce qu’il aime en nous. [27 avril]
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Ciel bleu d’août. Fraîcheur de l’atelier. Fleurs noyées de soleil.
La bataille décisive est engagée. Je mesure ma dispersion et mon désordre. Jamais peut-être dans ma vie je n’ai eu une aussi longue pente à remonter.
Le plus urgent est de rentrer en mon pouvoir, en ma possession. Pour y parvenir, éprouver ma volonté sans relâche, rester seul, travailler au moins huit heures chaque jour.
— Une abondance de désirs contenus, voilà la clé de mon bonheur.
Il faudrait enfin, une fois pour toutes, mener jusqu’au bout cette expérience capitale du vouloir. Elle m’ouvrira, je le sais, des espaces vraiment neufs. [11 août]
Un mois plus tard, le 22 septembre 1962, il se tue en voiture entre Chartres et Paris. Il a 26 ans.
Jean-René Huguenin, Journal, Seuil, 1964.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

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