« L’Eternel a exécuté ce qu’il avait résolu, Il a accompli la parole qu’il avait dès longtemps arrêtée, Il a détruit sans pitié; Il a fait de toi la joie de l’ennemi, Il a relevé la force de tes oppresseurs. » Lamentations 2:17
Et voici que revient le mage Delmaire, avec un cinquième roman, pas moins envoûté que les deux autres que j’ai déjà lus de lui (Frère des astres, Delta Blues), peut-être un peu plus triste, un peu moins flamboyant, mais tout aussi fraternel.
La fraternité n’est pas un terme que j’emploie à la va-vite : Julien Delmaire est l’homme qui sait se sentir frère de tous, sans niaiserie, par la hauteur d’ondes que lui confère son extrême oreille musicale. C’était déjà manifeste dans les précédents, notamment l’ahurissant Delta Blues en partie composé avec des traductions de chansons, cela se confirme dans cet étrange western de cowboys camés et malheureux, au fin fond d’une Amérique dont il sait encore une fois rendre les méandres poussiéreux et hostiles avec virtuosité.
Vous connaissez sans doute le folkman maudit Townes Van Zandt, prostré dans une cabane, violé par un traitement neurologique indécent étant jeune, poursuivant une mémoire trouée sur le manche de sa guitare : je laisse l’auteur vous le présenter ci-dessous (vidéo).
Julien Delmaire, stimulé par sa découverte récente du musicien, se laisse griser par une variation qui ne sera ni biographique ni analytique : il imagine un monde tissé par les évocations de plusieurs titres de Van Zandt pour accoucher de Jeffrey, « loup solitaire sous codéine » reclus dans son chalet, qui eut une vie plus radieuse mais peine à s’en souvenir, comme il peine à se rappeler s’il est coupable, ou non, et de quoi. Son seul ami Seymour, cowboy noir, le visite et l’épaule, tandis que dans la bourgade d’en bas, un marshal poursuit désespérément les traces de l’innocence et que le petit Mal ordinaire poursuit son chemin sans embûche, ou presque.
J’ai eu la chance de pouvoir le lire quelques semaines avant sa parution, prévue le 27 août, et c’est sous les figuiers du Sud, écrasée par le même soleil que vous, que j’ai de nouveau été sidérée par son timbre unique.
Difficile d’en dire plus : l’écriture de Delmaire, truffée de références aux Lamentations bibliques, refusant de se calibrer en une construction témoin, ne se laisse pas surprendre, et digresse vers des pistes qui se recroiseront peut-être, sans promesse. On s’y enivrera ou non, selon sa sensibilité à cette fable sur ce que peut, et ne peut plus être un homme.
Je referme cet émouvant roman incertaine de ce qui vient de se tramer, mais captive de cœur : Julien Delmaire n’a décidément pas son pareil pour chanter les marges et nous les faire comprendre, sentir, incarner. Comme on vibrerait dans la fosse d’un concert pelé, où il pleut et que le chanteur est ivre, parce que chaque son qui sort des enceintes fêlées sonne juste, et qu’on n’a, de toute façon, nulle part ailleurs où aller.
📕Julien Delmaire, La Joie de l’ennemi, Grasset, 234 pages. En librairie le 27 août 2025 • Reçu en SP
Présentation pour Grasset :
À propos de Delta Blues :