Amitié au sommet – Ici & maintenant, correspondance entre Paul Auster et J.M. Coetzee

« À te voir ainsi, j’éprouve une sorte de tendresse fraternelle pour toi et pour ton courage obstiné et mal reconnu. Je sais, bien sûr, que tu as un autre visage – celui d’un homme de lettres qu’on admire. Mais je suis convaincu que l’image que j’ai de toi en tant que prisonnier volontaire de la Muse est plus vraie. Il a le monde à ses pieds, me dis-je, et pourtant le voilà à huit heures et demie, tous les matins, qui déverrouille la porte de sa cellule, pour faire face à la punition d’un jour de plus. » J.M. Coetzee à Paul Auster, 5 mai 2011

Entre Paul Auster, l’inquiet New-Yorkais et l’insomniaque J.M. Coetzee, qui « vit sur les bords extrêmes du monde », entre l’Europe où il cultive de nombreuses attaches, l’Afrique du Sud où il est né et l’Australie qui l’accueille depuis 2006, le coup de foudre amical, qui s’était pressenti de livres en livres – ces infatigables dévoreurs de livres se sont effet lus intégralement l’un l’autre avant de se rencontrer – se confirme alors qu’ils se retrouvent au Festival d’Adélaïde en 2008. Cinéphiles, fous d’heures perdues à regarder le sport, voyageurs impénitents toujours prompts à répondre aux invitations à se produire (lectures, salons, conférences, jury de cinéma…), ils débutent alors une correspondance au long cours, par lettres, fax et, en cas d’urgence, rarement, par emails (les péripéties techniques de Paul Auster, technophobe, conférant à l’ensemble une agréable désuétude) dont sera publié le fruit trois ans plus tard, en 2012. Toujours sur le point de prendre un avion pour une nouvelle destination où, une ou deux fois l’an, ils parviennent à se rejoindre, dans un fourmillement continu de mondanités qui étourdit le lecteur par ses seules évocations, les deux hommes trouvent en leurs lettres un refuge pour approfondir leurs lubies de toujours : l’amitié, le sport, l’économie, l’écriture – évidemment, le cinéma, très peu de politique, pas d’autres arts. Sous des aspects très policés, leur profonde intelligence individuelle puis commune s’assure, se déploie sans aucune volonté de briller, s’exerce avec gourmandise mais jamais d’excès : le confort qu’entraîne la lecture de ces lettres où l’on s’imagine au soleil sur la terrasse d’un château en Italie avec Auster, ou dans le cube vide dans lequel Coetzee conçoit ses scènes, ce calme des sens engourdit et entraîne : il ne se trouve aucune raison, en si bonne compagnie, si loin des vitupérations stridentes et féroces d’aujourd’hui, de refuser de poursuivre notre lecture ; que ce soit pour la malice avec laquelle Coetzee propose ses idées pour résorber la crise financière, pour la tenue irréprochable avec laquelle les deux échangent sur Israël et Palestine, pour les anecdotes entourant la publications des lettres de Samuel Beckett (sur lequel Coetzee a fait sa thèse) ou celles de la passion de Paul Auster pour le baseball qu’il ne pratique pas. La récréation que propose la lecture de cette correspondance – qui doit beaucoup, également, à l’appétit insatiable et très frais des deux hommes pour tout ce dont parle l’autre et s’émulsionne ainsi en une liste de films et livres à découvrir sur l’heure – réchauffe de sa bulle parfaitement cordiale, sans l’ombre d’une nécessité de se « neutraliser » l’un l’autre, comme on pourrait en guetter les signes chez deux écrivains anglophones à la notoriété mondiale.
J.M., lorsque la correspondance débute, va fêter ses 70 ans, Paul est de sept ans son cadet : l’on jurerait pourtant que ces deux-là sont encore dans les éblouissements fertiles d’une vie qui commence : l’effet de l’amour, à n’en point douter, qu’ils développent l’un pour l’autre.

Depuis, Auster est mort, qui devait fêter ses 78 ans en début de semaine, et Coetzee fêtera, sans lui, ses 85 ans dimanche. Dans une des dernières lettres publiées ici qu’adresse Paul à John Maxwell, en 2011, il lui fait part d’une étrange anecdote alors qu’un convive avec lequel il se tenait à table cherchait désespérément, dans la liste ses anciens amis, à qui raconter qu’un bordel qu’ils avaient tous fréquentés était cité par John Fitzgerald Kennedy : « ils étaient tous morts », conclue Auster, sans s’étendre.

Si l’on peut reprocher deux choses à cette correspondance qui reflète parfaitement un système que les deux hommes ne cherchent jamais à quitter, se rassurant en tentant de le réformer par leur voix de démocrates occidentaux influents, c’est d’abord qu’elle s’avère strictement inoffensive : aucun sujet ne sera creusé très loin, la recherche de la concorde semblant permanente, ce qui est frustrant lorsqu’on connaît l’exigence des idées tenues, et développées par chacun des deux lettrés dans leurs œuvres respectives. Ce reproche peut toutefois se muer en admiration pour la qualité d’écoute et de respect dont font preuve ces deux gentlemen qui n’ont aucune envie de croiser le fer, mais qui reste suspendue en l’air comme une politesse suspecte. Nous n’avons pas eu accès au principal, ce que l’on sent confusément sans pouvoir mettre le doigt sur ce principal. Cette faim inassouvie conduit au deuxième regret, plus ennuyeux encore ; aucun accompagnement éditorial ne permet de comprendre dans quelles circonstances ces lettres ont été échangées : se sont-ils mis d’accord dès leur première rencontre pour engager une correspondance littéraire, en ont-ils confié l’existence plus tard à leurs éditeurs qui auront encouragé leur publication ? Ont-ils cessé de s’écrire depuis ? Il est difficile, sans cette connaissance-là, de bien comprendre quel objet se trouve entre nos mains. Reste le pur plaisir d’un ronronnement confortable entre deux espiègles surdoués, qui, à petite dose, ouvre un sanctuaire dont il ne faut pas nier l’efficacité pour pouvoir reprendre la route vers de plus roboratifs univers.

Paul Auster, J.M. Coetzee, Ici & Maintenant, Correspondance (2008-2011), lettres d’Auster traduites par Céline Curiol, lettres de Coetzee traduites par Catherine Lauga du Plessis, Actes Sud, 2013, 316 pages. Livre emprunté en médiathèque.

Paméla Ramos

Née en 1980 en France, ancienne libraire, je travaille dans l'édition et la communication. Mes chroniques ici postées sont le reflet de ma passion principale : lire. Elles découlent de choix parfaitement libres et ne sont jamais rémunérées. Lorsqu'un livre m'a été offert, je l'indique.

Poursuivre la route...